(Extrait de l’entretien avec Lise Guéhenneux, Dreamers artist book, juill. 2016)     

Auparavant vous n’avez jamais utilisé une telle construction, comment vous est venue l’envie d’utiliser des fragments trouvés pour composer ce nouvel opus ?

J’ai eu une commande pour réaliser une vidéo de soixante minutes. Il s’agissait de projeter sur deux façades d’immeubles, à l’occasion d’un évènement public; un contexte inédit pour moi. Et, comme je collectionne les images, les extraits de films, c’était en germe, j’étais prête à passer à l’acte.

Le choix des images “recyclées“ est très précis. Mais il ne repose pas, comme dans certaines oeuvres de Christian Marclay, sur l’activation d’un flux incessant de variations de très courts fragments de films à partir un thème.

Je laisse plutôt se produire en moi des ouvertures qui vont déclencher des intentions et déterminer des choix. Ce n’est pas un principe de composition qui a régi la collecte des matériaux trouvés, mais les matériaux trouvés qui ont induit le fil de la composition. Cet été 2013, j’étais dans une période de flottement, de vide, c’est alors que j’ai commencé à avoir une intention. J’ai eu envie d’évoquer la rumeur du monde, de rendre compte du désordre de l’époque, d’une pléthore d’informations confuses, diffusées en boucle sur les ondes. Cela faisait, bien entendu, écho à une humeur personnelle, une impression d’absurdité, de néant. Je me suis comportée comme un détective allant à la recherche de ma vérité, récoltant des indices épars, ou oubliés, reconstituant les pièces d’un puzzle, déconstruisant une géométrie interne pour la saisir.

D’habitude, selon vos propres mots, n’est-ce pas le motif qui guide la dramaturgie ?

Pour cette vidéo, je voulais que le monde soit convoqué comme une entité, à travers les images qui nous en parviennent ; rendre compte de ce flux exponentiel, du bruit incessant qui est devenu notre environnement. Mes films courts sont construits davantage à partir d’un monde intérieur, clos, qui s’abstrait du monde réel; la mise en place d’une ambiance diffuse qui enveloppe, hypnotise.

Pouvez-vous nous préciser ce qui a guidé vos choix ?

J’avais envie de faire un “manifeste“ compréhensible, rendre plus visibles mes axes de réflexions, donc d’y introduire la figuration.

N’aviez-vous pas déjà introduit des images figuratives dans votre pratique ?

Dans les années 1990, ma pratique s’est développée autour de l’image trouvée, du collage, de l’impression de motifs. William Burroughs aborde cette pratique, dans la préface de l’ouvrage de John Giorno, Suicide Sûtra, qu’il nomme “l’expérience du déjà-vu“. Il décrit la façon dont Giorno, artiste de la “found poetry“, se saisit de journaux, de publicités, de TV footage, dans ses premières oeuvres. Il dit : «la fonction de l’art est de nous faire prendre conscience de ce que nous connaissons et que nous ne savons pas voir». Il parle à ce sujet de “reconnaissance impropre“ pour expliquer l’expérience de la reconnaissance de quelque chose que nous voyons tous les jours mais que nous ne savons pas tout à fait savoir. L’art devient réactivateur de la vision en transposant un matériau dans un contexte ou agencement différent. Je voulais rendre compte de cette expérience particulière ainsi que de l’épuisement du motif, des formes et des choses. J’avais envie de rendre compte du statut des images.

Et il y a cette phrase qui apparaît dans votre film : « Nous voudrions tous être des sublimes pop stars », qui rappelle le “quart d’heure de célébrité “ énoncé par Warhol.

Oui, ce texte de Burroughs fait effectivement écho à la citation de Warhol et cette première phrase a l’efficacité d’un slogan. La suite: «N’aimerions-nous pas être de sublimes pop stars et des milliardaires. La similitude morne de l’esprit est mise à nu et le public rit avec soulagement. Oui, nous pensons tous de la sorte, alors pourquoi prétendre le contraire ?». Dans le film, elle apparait comme une ombre sur une elipse orange-marron. L’ellipse est traitée avec des effets de Bump, et de vieillissement de la pellicule. Des corps étrangers s’y fixent, poussière, cheveux, qui font l’effet d’un dripping minimaliste. Un croisement entre la soupe cosmique du Big Bang et les réminiscences d’une esthétique 1970’s ripolinée. Dans sa démonstration sur le  “déjà-vu“ et sur l’emprunt de matériaux déjà-là, le contraire ? Dans le film, elle apparait comme une ombre sur une ellipse orange-marron. Des corps étrangers s’y fixent, poussière, cheveux, qui font l’effet d’un dripping minimaliste ; un croisement entre la soupe cosmique du Big Bang et les réminiscences d’une esthétique 1970’s ripolinée. Dans sa démonstration sur le“déjà-vu“ et sur l’emprunt de matériaux déjà-là, Burroughs introduit l’idée bouddhiste d’oubli de l’égo et ironise sur la vulgarité du “MOI auto-glorificateur.”

Un travail où beaucoup d’éléments jouent sur la fascination ?

Récupérer des images, en faire des sérigraphies, des objets, des installations, c’est une sorte de méthodologie que j’avais mise en place dans les années 1990. Cette fascination pour les motifs, pour les images les icônes est revenue en force dans Dreamers. Être à la fois dans la fascination, la défiance à l’image, son dévoilement, le questionnement de son statut. Questionner notre percept blasé, usé, aliéné ? Avec en toile de fond, l’idée qu’à l’instar des premiers temps de la peinture, l’image porte encore une dimension sacrée et qu’elle renferme l’intention de celui l’a faite, la présence fantomatique d’êtres, de lieux, d’histoires. Elle est une concentration, elle est une puissance.

Plus précisément, comment est revenue l’image recyclée dans votre pratique ?

Dans deux séries de travaux : My people et Paysages australiens, en 2011. Dans My people, j’inclus dans mes dessins, des portraits d’artistes de l’avant-garde que j’ai glanés sur le net. Avec les Paysages australiens, je retouche des photos que j’ai prises en 1999. Cela me permet d’aborder la question du paysage.

Pourquoi ce choix des héros de l’avant-garde artistique ? Pourquoi l’image de Gusto par exemple parmi celles du Monte Verita ?

C’est l’un des premiers “beatniks“, un nomade “naturmensch“ selon son propre terme. Il a posé les termes du concept de décroissance dans la sphère de l’art au début du XXème siècle. C’est une question que j’évoque dans Dreamers avec la séquence du Rêve brisé des Aborigènes. Gusto, artiste sans oeuvre*, poète publiant peu, a préféré pratiquer les danses-performances dans les lieux publics, finissant par transformer sa vie en vaste performance. Ne pas laisser de trace, ne pas rajouter de la matière à une production déjà pléthorique, exponentielle, mais devenir plutôt une icône en focalisant l’essence de son discours dans son image. C’est une approche de l’art et un choix qui se pose à chaque artiste : “préférer ne pas faire“. [*Jean-Yves Jouannais), Artistes sans oeuvre, ed. Verticales, 1997]